Le choc des inondations qui ont endeuillé l’Espagne ne doit pas faire oublier que d’autres tensions couvent dans le pays. Notamment en matière de logement. Des manifestations massives, organisées à Madrid et à Valence les 13 et 19 octobre derniers, ont constitué le point d’orgue d’une mobilisation observée dans plusieurs villes espagnoles, ces derniers mois, face aux difficultés croissantes pour obtenir un logement décent.
Des rassemblements ont eu lieu depuis avril dernier dans différentes villes espagnoles, comme Palma de Majorque, Málaga et plusieurs villes des îles Canaries, auxquelles ont participé des centaines de milliers de personnes.
La lutte pour le droit au logement occupe les rues. Les manifestants de Valence ont critiqué l’augmentation du nombre d’appartements touristiques, qui sont passés dans la ville de 6 000 à 10 000 ces derniers mois. Le Syndicat des locataires a organisé un important rassemblement le 23 novembre à Barcelone pour exiger que les loyers soient réduits de moitié. Le porte-parole de l’Union à Barcelone, Enric Aragonès, a prévenu que « si les rentiers et les politiques ne baissent pas les prix, nous le ferons ». Parmi les actions envisagées figure une grève du paiement des loyers.
L’accès au logement est devenu très difficile pour la grande majorité des jeunes, notamment ceux appartenant aux familles aux ressources les plus modestes. Deux tiers des jeunes âgés de moins de 34 ans sont ainsi contraints de continuer à vivre avec leurs parents. A titre de comparaison, seul un tiers des jeunes Allemands du même âge est dans cette situation, selon l’enquête sur les conditions de vie de l’Instituto Nacional de Estadística (INE) et d’Eurostat.
Le manque de logements sociaux, qui atteint à peine 2,5 % du total du parc, contre 9 % en moyenne dans l’Union européenne, constitue l’une des causes les plus évidentes de cette pénurie. Cela s’explique notamment par un abandon du logement social après la crise financière. La construction de logements sociaux a en effet considérablement diminué, passant de plus de 50 000 en 2012 à moins de 7 000 en 2023, selon l’économiste Julio Rodríguez, ancien président de Banco Hipotecario.
La crise du logement s’explique aussi par les dimensions inégalitaires et spéculatives de ce marché. Les appartements et les maisons sont devenus un produit d’investissement et de spéculation. Selon le Syndicat des locataires, 60 % des achats immobiliers se font sans qu’il soit nécessaire de contracter un emprunt bancaire. A Barcelone, au cours des quinze dernières années, la moitié des achats de logements a été réalisée par des investisseurs possédant déjà huit appartements ou plus.
Le logement aggrave la précarité
Les difficultés des débiteurs hypothécaires et des locataires se lisent clairement dans les statistiques officielles. Selon un récent communiqué du Conseil général du pouvoir judiciaire espagnol, au cours du deuxième trimestre de cette année, 7 850 expulsions de familles ont été réalisées dans le pays, soit 7,8 % de plus que la même période de l’année précédente. Dans trois quarts des cas, ces expulsions étaient liées à des loyers qui n’étaient plus payés.
Le quatorzième « Rapport sur l’état de pauvreté », publié par le réseau espagnol contre la pauvreté et l’exclusion sociale mi-octobre, témoigne de la détérioration des conditions de vie liée au logement.
Les retards de paiement des dépenses liées à la résidence principale ont connu une intense dégradation. Ainsi, alors qu’en 2008, « seule » 8,2 % de la population ne pouvait pas se permettre ce type de dépenses, ce cas de figure concernait 13,6 % des habitants du pays en 2023, soit un total de 6,5 millions de personnes.
L’Espagne affiche pourtant une santé économique plutôt enviable, avec une croissance attendue de 2,8 % en 2024, un chiffre plus élevé que dans d’autres pays européens.
De même, l’emploi se porte bien. Mais ces bons résultats ne se sont pas traduits par une réduction du nombre de travailleurs pauvres. Selon Oxfam, quelque 3 millions de travailleurs vivent en dessous du seuil de pauvreté en Espagne, soit 13,7 % des personnes en emploi.
Réponse politique très timide
En fait, le taux de pauvreté au travail a à peine diminué ces dernières années, ce qui a de graves conséquences en matière de logement. Ainsi, les ménages en situation de pauvreté laborieuse consacrent 42 % de leur salaire aux dépenses directes de logement s’ils ont un crédit immobilier, et 54 % s’ils sont locataires.
Les différentes administrations (gouvernements centraux, régions autonomes et conseils municipaux) ont réagi très tardivement. Et les solutions qu’ils ont proposées jusqu’à présent sont clairement insuffisantes pour changer la situation à court terme.
Le gouvernement espagnol a reconduit pour la troisième fois la prime au loyer des jeunes, lui attribuant une enveloppe de 200 millions d’euros. Elle accorde 250 euros d’aide par mois aux moins de 35 ans. En Catalogne, le gouvernement régional a promis de consacrer 4,4 milliards d’euros à l’augmentation du parc locatif public d’ici à 2030.
Des mesures plus ambitieuses et coordonnées entre les différentes administrations sont nécessaires pour répondre aux besoins. Car un écart inquiétant se creuse entre l’offre (seulement 90 000 logements sont construits chaque année), et les besoins (300 000 nouveaux foyers par an cherchent à se loger.
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